Entrevue avec Richard Saint-Gelais et Laurence De la Poterie-Sienicki

* Cette entrevue s'inscrit dans une série, à suivre par discipline.

 

Qu'est-ce qui mène aux études supérieures?

Richard Saint-Gelais, professeur titulaire au Département de littérature, théâtre et cinéma, et Laurence De la Poterie-Sienicki, étudiante à la maîtrise en études littéraires, nous parlent, à travers quelques questions, de leur passion pour leur domaine d’études respectif ainsi que de leur pratique de la recherche.

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Le Département de littérature, théâtre et cinéma vous propose des portraits de professeurs et professeures et d'étudiants et d'étudiantes; ils nous parlent de leurs recherches et de leurs passions, avec, en prime, quelques suggestions de lectures pour les beaux jours. Des propos recueillis par Camille Beaudet, étudiante à la maîtrise en études littéraires.

Entrevue

Quel est le champ de recherche ainsi que le domaine plus précis dans lesquels vous travaillez?

Mme De la Poterie-Sienicki: Je m’intéresse à la paralittérature, et plus particulièrement au roman policier, dans le cadre de mon mémoire. Les 3 romans que j’étudie – L’Emploi du temps de Michel Butor (1956), Rue des boutiques obscures de Patrick Modiano (1978) et Pandore et l’ouvre-boîte de Philippe Postel et Éric Duchâtel (1999) – reprennent la forme du roman policier tout en subvertissant certaines de ses parties. Par exemple, il peut y avoir absence de solution ou encore plusieurs solutions. Parfois, le détective ne fait pas très bien son travail, ce qui peut être assez drôle ou au, contraire, frustrant pour les lecteurs qui s’attendent à une résolution finale. Malgré cette possible frustration, la structure de ces romans permet d’obtenir des résultats intéressants à l’analyse.

M. St-Gelais: J’ai un intérêt marqué pour la littérature de la 2e moitié du XXe siècle, sans exclusivité nationale. D’abord, je me suis intéressé à la littérature française avec le Nouveau Roman – l’impulsion de ma thèse venait en grande partie de ce courant –, mais aussi à des œuvres semblables comme celles d’Hubert Aquin -, ainsi qu’à la littérature moderniste en général, sans qu’elle soit nécessairement de langue française.

En plus de ce 1er versant du Nouveau Roman, je suis né intellectuellement à une époque où la théorie littéraire occupait une place très importante dans les départements de littérature; dans les derniers soubresauts du structuralisme sont apparues les théories de la lecture, qui ont été une passion pour moi durant mes années de maîtrise et de doctorat. Cette combinaison de la modernité romanesque et de la théorie a coloré durablement mon travail ainsi que mon enseignement, que j’enseigne des cours de théorie ou de corpus.

Enfin, il y a la paralittérature; pendant mon adolescence, j’ai été un lecteur assidu de science-fiction, mais en arrivant à l’université, sans m’en rendre compte, j’ai l’ai délaissée pour des textes plus «littéraires». C’est après ma thèse que je me suis senti libéré d’une obligation de donner des garanties à l’institution, qui n’était pas aussi ouverte à la littérature populaire qu’elle ne l’est aujourd’hui; je me suis rappelé que lorsque je lisais de la science-fiction, je tombais souvent sur des textes tout à fait passionnants qui ressemblaient, dans une certaine mesure, à ce qui m’intéresse dans le Nouveau Roman. Cela m’a amené à ouvrir un chantier qui m’a occupé durant les 10 premières années de ma vie de professeur: une recherche sur les formes de la science-fiction, recherche qui venait d’une grande insatisfaction face aux travaux souvent thématiques et sociologiques qui portaient sur ce genre. Ces recherches se sont ensuite étendues au roman policier, que Laurence étudie aujourd’hui.

Pourriez-vous identifier un moment marquant ou une lecture déterminante qui vous a amenés à étudier dans votre champ de recherche?

Mme De la Poterie-Sienicki: Le roman policier était déjà un genre que j’appréciais, car ma mère en lisait beaucoup. Je devais avoir 8 ou 9 ans lorsque qu’elle m’a donné mon 1er roman policier, Un cadavre de luxe, de Robert Soulières (1999), qui m’a alors étonnée par sa structure très différente des autres livres qu’on nous faisait lire au primaire. J’ai un souvenir très vif de m’être dit que c’était un «roman intelligent»; j’avais dans une certaine mesure personnifié le roman, et comme il me poussait à réfléchir, je trouvais ça formidable! J’ai toujours aimé lire, mais à ce moment j’ai eu la sensation de dialoguer avec l’œuvre.

Lorsque je me suis inscrite au baccalauréat en études littéraires, je savais déjà que je continuerais à la maîtrise, car je considérais que cela m’ouvrirait plus de portes, mais je ne savais pas encore vers quel champ de recherche je me dirigerais. En assistant au cours de Richard sur le roman policier, je me suis rendu compte qu’on pouvait étudier ce genre à l’université, et que des avenues restaient encore à être explorées. Je suis allée le rencontrer, il m’a recommandé des lectures pour alimenter ma réflexion, et de là est né mon questionnement sur le roman policier. Aujourd’hui, je suis très contente de pouvoir étudier quelque chose que j’ai déjà beaucoup de plaisir à lire; on met parfois le plaisir de côté pour se pencher sur des œuvres complexes, mais je n’ai pas choisi cette voie.

M. St-Gelais: Dans mon cas, il y a d’abord eu une œuvre qui m’a attaché à la littérature. Au cégep, j’ai étudié en sciences pures et je me destinais à ce domaine, mais il y avait une bombe à retardement: le roman La Maison de rendez-vous, d’Alain Robbe-Grillet (1965), qui a vraiment été l’expérience de lecture de ma vie. Je n’avais jamais lu un roman qui me résistait à ce point; il me travaillait, j’étais exaspéré en le lisant, et peu à peu j’ai découvert qu’il faisait partie d’un ensemble nommé «Nouveau Roman». J’en ai ensuite lu d’autres, dont L’Emploi du temps de Butor, puis est venu un moment où je me suis dit que les problèmes littéraires étaient ce qui me passionnait encore davantage que la physique, la chimie, la biologie. Je suis donc passé en lettres, et comme par hasard, La Maison de rendez-vous a été l’un des textes majeurs dont je me suis occupé dans ma thèse. 10 ans après l’avoir lu, j’ai enfin eu le sentiment d’avoir compris ce qui m’avait échappé à l’adolescence.

Également, je pense au cas d’une ancienne étudiante enseignant maintenant au Cégep Limoilou, Line Prévost-Levac, qui m’a dit que l’étincelle l’ayant lancée vers le sujet qu’elle a choisi s’est produite lors de l’un de mes cours, dans lequel j’abordais entre autres la fan fiction. Elle en lisait, mais elle considérait ce genre comme complètement coupé de la littérature. 2 ans plus tard, elle est venue frapper à ma porte pour rédiger une maîtrise sur la fan fiction, un domaine encore rarement étudié à l’époque. Certains pourraient sourciller à l’idée qu’on lui fasse une place en études littéraires, sous prétexte que ce ne serait pas de la «vraie» littérature. À mon avis, ce serait oublier que, peu importe la nature des œuvres étudiées, c’est la qualité du travail qu’on fait sur celles-ci qui compte.

Au-delà du domaine dans lequel vous étudiez, qu’aimez-vous de la recherche? Comment lui faites-vous une place dans votre horaire qui peut parfois être chargé?

Mme de la Poterie-Sienicki: J’aime avoir un bloc de plusieurs heures devant moi pour m’y mettre, mais lorsque je le fais, ça demeure un plaisir, surtout pendant les sessions où je me penche sur des sujets que je connais moins; par exemple, j’assiste en ce moment à un séminaire sur Marguerite Duras. C’est très intéressant, et j’aime que ça me résiste dans une certaine mesure, mais ça vient moins de ma propre volonté de travailler sur son œuvre, alors quand je reviens à mon corpus et à une approche que je connais davantage, c’est plus facile.

Également, l’autre plaisir de la recherche est d’aller explorer notre sujet, dans mon cas en lisant des romans policiers, ce qui constitue une belle excuse. L’été dernier, je m’installais au soleil et je lisais des romans policiers pour alimenter ma recherche! Bien sûr, ça peut être plus difficile par moments, par exemple durant la mi-session, quand on doit laisser notre recherche de côté; quand on y revient, durant la semaine de lecture ou l’été, c’est un peu comme si on avait reculé, et on doit reprendre l’avance perdue. Toutefois, c’est agréable de travailler, car j’ai déjà un intérêt personnel pour la construction des œuvres, les thèmes ou le genre que j’étudie.

M. St-Gelais: Entre étudiants et professeurs, il n’y a pas beaucoup de différences à cet égard: ce sont essentiellement les étés que je peux consacrer à la recherche, sauf pour de petits projets localisés, comme des articles. Sinon, c’est assez difficile de se lancer dans des grandes entreprises; je crois d’ailleurs que c’est dommage que ce soit la chose qu’on écarte en 1er lorsque d’autres tâches se présentent. C’est une activité qui demande qu’on s’y investisse et qu’on lui fasse une place, car elle ne se créera pas d’elle-même. On doit protéger la recherche, en quelque sorte, «contre» l’enseignement, les tâches administratives, le remplissage de formulaires, etc. De plus, il faut se convaincre soi-même de l’importance de la recherche, et cela passe entre autres par le plaisir, qui est le moteur d’une bonne partie de notre engagement. Je compare toujours les sujets de recherche à des colocataires; on vit avec eux pendant au moins un an, il faut bien s’entendre avec eux!

Il y a aussi différentes phases qui ne se vivent pas toutes de la même façon: d’abord, ce que j’appelle la phase «sauvage», phase absolument passionnante, où l’esprit va dans toutes les directions; on lit toutes sortes de textes, articles, romans ou autres, pour se donner des idées. Ensuite, on passe à la phase «disciplinée», dans laquelle on se met à rédiger; on a alors engrangé beaucoup de notes, de lectures, de brouillons et de plans, et il s’agit de construire dans l’espace dégagé. Cela prend du temps, et je ne peux pas caser ce travail d’envergure en petits morceaux parmi tout le reste. Écrire un livre est pour moi un plaisir difficilement comparable avec celui de la rédaction d’un article, qui vient du fait de bâtir quelque chose – déjà à l’échelle du mémoire c’est le cas – d’une tout autre ampleur.

Enfin, y a-t-il une œuvre que vous conseilleriez à un étudiant ou une étudiante du 1er cycle pour lui faire découvrir votre domaine?

Mme de la Poterie-Sienicki : J’ose croire que les gens ont relativement une bonne connaissance de ce qu’est le roman policier, car on en lit souvent au secondaire, mais j’aimerais proposer un ouvrage théorique: Le roman policier ou la modernité de Jacques Dubois (1992). Parmi plusieurs ouvrages réalisés sur le sujet, je trouve que celui-ci est le plus facile d’approche, et il aborde suffisamment la structure ainsi que les thèmes du roman policier. Il s’attarde surtout aux auteurs français, mais il mentionne aussi, entre autres, P. D. James (écrivaine britannique), Edgar Allan Poe ou Arthur Conan Doyle (auteur de Sherlock Holmes), ce qui lui permet de couvrir un assez large horizon.

M. St-Gelais: De mon côté, j’irais par découpage de champs d’intérêt; pour le Nouveau Roman, j’ai une affection particulière pour L’Emploi du temps de Butor. Sur le plan théorique, le travail de Jean Ricardou est indépassable: dans son ouvrage Le Nouveau Roman (1973) particulièrement, dont la rigueur et la limpidité m’ont énormément influencé pendant mes années de formation et au-delà.

Si les gens veulent voir à quel point la science-fiction peut être loin des idées qu’on s’en fait, je leur conseillerais La Cinquième tête de Cerbère de Gene Wolf (1972). D’un seul coup, on s’aperçoit que la science-fiction peut être complètement autre chose qu’un récit sur les fusées!

Pour le reste, j’ai l’embarras du choix, mais je mentionnerais Jacques le fataliste et son maître de Denis Diderot (1796); cela a été une découverte fondamentale pour moi, et c’est jouissif comme roman! C’est un nouveau roman égaré en plein XVIIIe siècle.