Entrevue avec le professeur Thierry Belleguic

*Cette entrevue s'inscrit dans une série, à suivre par discipline.

 

Qu'est-ce qui mène aux études supérieures?

Thierry Belleguic, professeur titulaire au Département de littérature, théâtre et cinéma, nous communique, à travers quelques questions, sa passion pour les littératures française et européenne ainsi que son intérêt pour les liens qui unissent les sciences humaines et sociales, les arts et les lettres, d'une part, et les disciplines scientifiques, d'autre part.

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Le Département de littérature, théâtre et cinéma vous propose des portraits de professeurs et professeures et d'étudiants et d'étudiantes; ils nous parlent de leurs recherches et de leurs passions, avec, en prime, quelques suggestions de lectures pour les beaux jours. Des propos recueillis par Camille Beaudet, étudiante à la maîtrise en études littéraires.

Entrevue

Quel est le champ de recherche ainsi que le domaine plus précis dans lesquels vous travaillez?

Ma formation est éclectique. Mes intérêts reflètent cet éclectisme. Je dirais, pour faire vite, que j’ai d’abord été (je le suis encore, dans une certaine mesure) un historien, spécialiste de la pensée des Lumières. J’ai pour le 18e siècle une passion intellectuelle, née au moment de mes études doctorales. J’ai été fasciné par ce qui a pu se penser et se créer à cette période charnière de notre histoire collective, ferment dans le même mouvement de la pensée démocratique, d’une véritable théorie des communs, et du libéralisme, dans une dynamique dont nous vivons aujourd’hui encore les tensions, les contradictions, voire les apories. J’ai soutenu une thèse consacrée au philosophe-écrivain Denis Diderot, dans laquelle je me suis attaché à lire son œuvre au filtre d’un modèle épistémologique qui émerge au 18e siècle, à savoir celui de la complexité. Il s’agit à l’époque d’une proto-théorie de la complexité (on y parle plutôt de «compliqué»), à un moment où on étudie à la fois les passions et les nuages, et où l’on éprouve la même difficulté à rendre compte des unes et des autres. Cette réflexion sur les interactions complexes m’a conduit à me consacrer pour un temps à la question de la sympathie, à sa genèse tout d’abord, et puis à ses avatars modernes et contemporains. Dans le même temps, j’ai créé en 2000, avec mes collègues Sabrina Vervacke et Éric Van Der Schueren, un regroupement de recherche, le Cercle interuniversitaire d’étude sur la République des Lettres (CIERL), consacré à la production savante et artistique en Europe de la fin du XIVe siècle au tournant des Lumières et du Romantisme, ainsi qu’une collection, «Les collections de la République des lettres», éditée chez Hermann (Paris). Nous fêterons l’année prochaine la publication de notre 100e volume! Nous sommes très fiers de cet accomplissement. Publier le travail des collègues du monde entier, contribuer à la diffusion de leur réflexion, c’est à mes yeux une action importante, essentielle même, qui nous met humblement au service des autres pour le bien commun. C’est pour les mêmes raisons qu’assez naturellement, j’ai accepté en 2007 la direction de la revue internationale Diderot Studies (Droz, Genève).

Je parlais tout à l’heure de ma formation éclectique. J’y reviens. Avant ma rencontre avec les Lumières, j’avais été passionné par la littérature européenne, et en particulier par la littérature de langue allemande, celle contemporaine de la chute de l’Empire austro-hongrois et de l’entre-deux-guerres (je pense à Joseph Roth, Arthur Schnitzler, Stefan Zweig, Hugo von Hofmannsthal, Robert Musil — j’ai d’ailleurs consacré un mémoire de maîtrise en littérature comparée à «L’homme sans qualités»). Ce corpus posait de façon aiguë la question de la filiation, de l’héritage. Je suis revenu ces dernières années à ces 1ers intérêts, et consacre une partie de ma réflexion à l’analyse du récit de filiation en France pour la période contemporaine (1980-2020).

Un autre champ a sollicité mon intérêt dans les dernières années, à la faveur de la carrière administrative que j’ai menée à l’Université Laval parallèlement à celle de chercheur et d’enseignant, à titre de doyen de la Faculté des lettres et sciences humaines d’abord, de conseiller du recteur à la culture et à l’innovation sociale ensuite, qui m’a conduit à interroger les liens entre les sciences humaines et sociales, les arts et les lettres d’une part et les disciplines scientifiques d’autre part. En réponse au constat d’un manque cruel de communication et de collaboration entre ces domaines encore trop souvent pensés comme exclusivement hétérogènes, j’ai créé en 2017, avec un groupe de collègues, la Communauté de recherche interdisciplinaire sur la vulnérabilité (CRIV), qui regroupe environ 80 personnes, des universitaires de domaines très variés (droit, littérature, théâtre, management, économie, philosophie, médecine, sciences infirmières), des cliniciens, des artistes ainsi que des acteurs du monde communautaire. L’idée était de travailler la question de la vulnérabilité sous plusieurs angles, dont celui de l’éthique, bien sûr, mais aussi celui de ses modes de représentation, dans une perspective de recherche-intervention. Pour ma part, le champ dans lequel je m’investis actuellement, dans le cadre général du «prendre soin» — à comprendre dans ses dimensions humaine, animaliste et écologiste — est celui de la relation thérapeutique, et du rôle que peuvent y jouer la philosophie, la littérature et les arts, tant du point de vue de la formation et du bien-être des soignants que de l’accompagnement des patients. L’un des volets de ce travail, par exemple, consiste en une approche formelle, littéraire, mais aussi conceptuelle (éthique) des figurations de la relation thérapeutique dans la littérature (corpus essentiellement contemporain); un autre de ces aspects consiste en la mobilisation de la littérature, tant du point de vue de la lecture et de la réflexion que de celui de la création, à des fins de formation des personnels soignants (médecine narrative); un autre encore mobilise théâtre et danse dans le travail sur la résilience du soignant et sa capacité empathique. Parmi les auteurs sollicités dans cette réflexion, je pourrais citer, par exemple, les écrivains Patrick Autréaux, Martin Winckler, Mathieu Simonet, et les philosophes Claire Marin, Jean-Philippe Pierron, Cynthia Fleury, Corinne Pelluchon.

Pourriez-vous identifier un moment marquant ou une lecture déterminante qui vous a amené à étudier la littérature, ou plus spécifiquement les champs de recherche que vous avez choisis?

On peut toujours s’inventer des généalogies fabuleuses, mais je me rappelle, plus prosaïquement, l’une de mes 1res émotions littéraires: quand j’étais enfant, mes parents avaient souscrit à un abonnement qui faisait en sorte que je recevais un livre chaque mois, par la poste, surtout des classiques. J’ai le souvenir d’avoir découvert à cette occasion des textes comme «Les Misérables» de Victor Hugo, «Les trois mousquetaires» d’Alexandre Dumas, ou encore «Ivanhoé» de Walter Scott. Mais mon 1er vrai souvenir de lecteur remonte à mes 10 ans. Je ne sais plus comment je m’étais procuré une vieille édition illustrée du «Grand Meaulnes» d’Alain-Fournier. Je me souviens que j’ai entamé la lecture de ce roman un dimanche d’automne. Il pleuvait, il faisait gris, le vent soufflait, comme si les éléments faisaient écho au jour où Meaulnes était entré, un dimanche de novembre, dans la vie du jeune Seurel. Je ne serais pas capable, aujourd’hui, de restituer clairement la compréhension que j’ai pu en avoir, mais je me souviens, comme si c’était hier, de la mélancolie singulière qui émanait de ce récit. Il y avait quelque chose de très mystérieux. Pour la 1re fois, j’ai eu le sentiment que j’étais dans une communauté de familiarité, de connivence, avec l’auteur. Si je devais retracer une sorte de généalogie jusqu’à aujourd’hui, jusqu’aux travaux qui m’occupent actuellement, je dirais que ce roman a été fondateur. Quelques années plus tard, il y a eu la découverte de Raymond Radiguet, avec son «​​​​​​​Bal du comte d’Orgel», puis celle de Paul Gadenne, avec «La Plage de Scheveningen». Adolescent, j’ai beaucoup fréquenté la littérature japonaise (Mishima, Tanizaki, Kawabata, Oê). «L’éloge de l’ombre», de Tanizaki, a été pour moi une révélation. Un peu plus tard, j’ai découvert Gracq, des Forêts, mais aussi Yourcenar et Duras. Un peu plus tard encore, j’ai découvert Pascal Quignard, Pierre Michon, Pierre Bergounioux, Annie Ernaux, qui m’ont beaucoup donné à penser. Ces dernières années, la poésie a pris dans ma vie de lecteur, et dans ma vie tout court, une place qu’elle n’avait jamais occupée auparavant: surtout Yves Bonnefoy, avec la redécouverte de «L’arrière-pays», et aussi Philippe Jaccottet, tout Jaccottet, sans réserve et avec beaucoup d’émotion. Je ne m’en lasse pas. Ce sont désormais des compagnons de route.

Au-delà du domaine dans lequel vous étudiez, qu’aimez-vous de la recherche? Comment lui faites-vous une place dans votre horaire qui peut parfois être chargé?

Le temps peut manquer, parfois, pour se consacrer exclusivement à l’écriture ou à la lecture. Si l’horaire d’un professeur est chargé, et il peut l’être effectivement, ce métier est si privilégié que je me sentirais bien ingrat de me plaindre de quoi que ce soit. Je vis au quotidien dans la compagnie d’amis choisis, dont la fréquentation à chaque fois m’enrichit: Montaigne, à qui je viens de consacrer un séminaire de doctorat, Proust, que je relis ce printemps avec ma fille, qui le découvre, et bien sûr mon cher Diderot!

Cet hiver, j’ai donné un cours de 1er cycle intitulé «Mots pour maux: dire la maladie, narrer le soin»; j’ai associé mes étudiants et étudiantes aux activités de mon regroupement de recherche, qui offre des webinaires où des intervenants du monde entier présentent des conférences ou animent des ateliers d’écriture sur la thématique du «prendre soin». C’est un bon exemple, je crois, de l’intégration enseignement-recherche. J’y vois une vraie circulation entre mes intérêts de recherche et mon enseignement.

On peut bien sûr regretter de ne pas pouvoir profiter de longues plages de temps pour travailler, comme lorsqu’on était étudiant; quand on a une famille, des enfants en bas âge, des parents vieillissants, des responsabilités diverses, on fait comme tout le monde: on prend le temps qu’on a quand on peut. Toutefois, l’interruption n’est pas si mauvaise. Pour ma part, j’ai toujours un petit cahier dans lequel je prends des notes sur ce qui m’anime. Même lorsque j’ai des cours à donner, je n’arrête jamais de penser au rôle de la littérature dans ma vie et à ce qu’elle peut m’apporter, nous apporter.

Enfin, y a-t-il une œuvre que vous conseilleriez à un étudiant ou une étudiante du 1er cycle pour lui faire découvrir vos champs d’études?

Pour explorer la question du soin dans la littérature contemporaine, je lui recommanderais «​​​​​​​Hors de moi», un court livre de Claire Marin qui est en général très apprécié des étudiants et étudiantes. Ce récit est traversé par un double regard: celui d’une personne atteinte d’une maladie auto-immune, et celui d’une philosophe spécialiste de l’éthique du soin. L’œuvre se situe entre la réflexion et l’essai, et aborde l’expérience de la maladie chronique, l’incurabilité, la différence entre guérir et soigner, etc. Sur la question de la filiation, de l’héritage, la grande découverte de cette année, pour moi, c’est «Thésée, une vie nouvelle», de Camille de Toledo. C’est un texte important, je crois.

Pour le XVIIIe siècle, je suis un peu embarrassé. C’est le syndrome du spécialiste. Difficile de faire un choix, entre Crébillon fils, Marivaux, Prévost, Mercier, Rétif, que j’affectionne pour diverses raisons. Il y a bien sûr des incontournables, comme «​​​​​​​Jacques le fataliste et son maître» de Diderot, et son modèle anglais, «​​​​​​​Tristram Shandy», de Sterne, ou «Les Rêveries du promeneur solitaire» de Rousseau, auquel je viens de consacrer une étude. J’ai cependant un faible pour quelques autres textes, un peu moins connus, comme «Pauliska ou la Perversité moderne» de Révéroni Saint-Cyr: c’est une brillante parodie «fin de siècle» du roman gothique anglais, qui nous entraîne dans une aventure aux péripéties toutes plus folles les unes que les autres. Sinon, il y a la très étonnante «​​​​​​​Confession de mademoiselle Sapho ou la Secte des Anandrynes», de Pidansat de Mairobert, qui traite de la question du genre, des rapports genrés, avec beaucoup de fantaisie, et une pertinence qui résonne de tous les débats contemporains sur cette question. Le passé, à découvrir ces textes, n’apparaît plus si dépassé qu’on le croit si facilement.