Entrevue avec Alice Guéricolas-Gagné et Javier Vargas de Luna

Du livre objet aux samizdats

Alice Guéricolas-GagnéAlice Guéricolas-Gagné a déposé en décembre 2021 son mémoire de maîtrise réalisé sous la direction de Javier Vargas de Luna et de Guillaume Pinson. Ses recherches portaient sur «Une trop bruyante solitude» (1973), de l’écrivain tchécoslovaque Bohumil Hrabal. Avant de devenir un livre officiellement publié, ce texte a longtemps circulé en samizdat, un moyen d’autopublication utilisé en URSS ainsi que dans des pays du bloc de l’Est pour contourner les contraintes censoriales. En parallèle de ces recherches, Alice poursuit plusieurs projets artistiques, dont «La montée des eaux» (2020), qui s’est incarné en une exposition par les fenêtres et par un parcours déambulatoire dans le quartier Saint-Jean-Baptiste. Elle fabrique des fanzines et a publié un roman, «Saint-Jambe», qui a gagné le prix Robert-Cliche 2018. 

JaJavier Vargas de Lunavier Vargas de Luna, professeur, essayiste, chercheur, romancier et poète, est l'auteur de plus d'une vingtaine de livres. Toujours chroniqueur pour des journaux en Amérique Latine, ses recherches actuelles portent sur des adaptations cinématographiques de romans à haut contenu textuel (ce qu’il appelle «cinécritures») et aussi sur la construction d’une géographie des lecteurs dans le monde hispanique divisée en trois volumes: Bibliothèques étrangères (tomes I et II) et «Bibliothèques isolées» . Il a fait ses études à l'Université d'Ottawa (M.A.) et à l'Université McGill (Ph.D. avec la plus haute distinction). Il est professeur titulaire au Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval depuis 2004. Il a travaillé à l’Université du Massachusetts (UMASS-Lowell) comme professeur à temps complet. Il a aussi été récipiendaire d’une bourse de recherche pour un an à l’Institut d’études avancées (IEA-Paris) entre 2011 et 2012. Il a été professeur invité à l'Université Autonome de la Ville de Mexico (UACM), à l’Université Libre de Bruxelles (ULB), à l'Université du Québec à Montréal (UQÀM) et à l'Université Eötvös Löránd (ELTE) de Budapest.

Entrevue

Dans quel ou quels champs s’inscrivent vos recherches?

JVdeL:  Cette question, qui peut sembler rhétorique, ne l’est pas du tout lorsqu’on y pense. Dans notre travail ensemble — vous le savez bien —, j’ai voulu mettre un peu de côté l’appareil critique que l’on a développé dans les études littéraires afin de faire voir les livres-objets et les bibliothèques privées où je les ai découverts. Que se passe-t-il si l’on retourne le miroir de la critique littéraire vers ce livre-objet? Peut-être l’histoire de la littérature pourrait-elle devenir l’histoire des lecteurs et lectrices plutôt que celle des critiques. 

Je crois que le milieu académique – dont je fais aussi partie – a parfois poussé la critique littéraire vers des endroits où elle a perdu beaucoup d’humanité, de contact avec l’autre. J’ai tenté dans mes recherches de la ramener plus près de notre vie de tous les jours. J’ignore si cela a donné ce que je cherchais. Ma quête pour « déscolariser » l’essai académique constitue déjà une sorte de paradoxe. L’important pour moi est d’utiliser l’imagination comme ressource critique et de toujours chercher de nouveaux chemins pour parcourir un texte. Cela dit, il ne faut pas non plus renier la théorie, qui a aussi ses richesses et ses belles lumières.

AG-G:  C’est intéressant cette idée que parfois, il est préférable de mettre de côté l’appareil théorique pour se rapprocher des textes. Dans le cadre de mes recherches portant sur «Une trop bruyante solitude», de Bohumil Hrabal, cela m’a semblé éminemment nécessaire. En effet, le contexte dans lequel s’est élaboré ce texte est tellement particulier et éloigné de ce que j’ai connu avant qu’il me fallait plonger dans la documentation autour du texte et mettre de côté – pour un moment, du moins – les considérations théoriques.

Je me sentais une parenté méthodologique avec les gens qui étudient, par exemple, la littérature du Moyen Âge et qui retracent l’histoire d’un manuscrit précis en tant qu’objet, qui s’intéressent à sa circulation. Ann Komaromi, professeure en littérature comparée à l’Université de Toronto, avec qui j’ai eu la chance de suivre le séminaire «Censorship, culture, archive» à l’hiver 2021, disait que la façon la plus pertinente de travailler dans le champ de la littérature soviétique est de placer son regard au plus près de l’objet qui nous intéresse. Chaque pays, chaque époque, et par conséquent, chaque contexte censorial change du tout au tout la situation des samizdats, ces moyens d’auto-publication employés en Tchécoslovaquie comme en Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) ainsi que dans d’autres pays du bloc de l’Est pour contourner les contraintes censoriales. Pour avancer un commentaire pertinent, il faut donc être  très précise ou précis. La théorie fonctionne à l’inverse puisqu’elle constitue en quelque sorte une généralisation – qui a par ailleurs son utilité dans bien des cas!

Au fil de mes recherches, mon «affiliation» au champ de l’histoire du livre m’a beaucoup aidée. L’érudition ne suffit pas ! Le fait de se sentir entourée de d’autres chercheurs et chercheures ayant travaillé sur des sujets semblables permet de s’inspirer en plus de développer des outils et des idées. L’histoire du livre m’a montré différents supports ayant véhiculé la littérature. Certaines personnes ont avancé que le phénomène des samizdats constitue une brèche dans l’ère Gutenberg et en ce sens, on peut avancer que ce phénomène éditorial s’inscrit dans l’histoire du livre. 

Pourriez-vous nous dire quelques mots sur votre thèse de doctorat?

JVdeL: J’ai fait ma thèse de doctorat sur la littérature coloniale du Mexique – comme la Nouvelle-France, on l’appelait à l’époque la Nouvelle-Espagne. J’ai notamment travaillé sur l’imposition de la géographie européenne sur la géographie des Aztèques ainsi que sur la construction de la nouvelle ville coloniale sur les fondations poétiques de l’ancienne ville aztèque. Au moment de se construire, la nouvelle ville espagnole récupère cette façon de voir l’organisation urbanistique comme un poème. Les Aztèques pensaient en effet que la pyramide centrale de leur cité constituait également le cœur de ce même poème. Pour eux et elles, ce n’était pas métaphorique. Même si c’est impossible, il faut faire l’effort de regarder cette réalité avec leurs mots, leurs filtres. Ainsi donc, le sens circulaire de la poésie aztèque s’incarne aussi dans l’urbanisme: dans leur espace, toute écriture commence et finit avec le premier pas, qui est aussi le dernier pas. Au contraire de ce que nous adoptons en Occident – une progression linéaire – ils et elles adoptent une progression circulaire. Les vers, qui sont présentés dans un cercle, comme si chaque vers était le pétale d’une fleur, peuvent être lus dans une multitude de combinaisons. 

Quelles recherches avez-vous menées dans les dernières années? 

JVdeL: Depuis 2015, je poursuis un travail que j’ai nommé «Les bibliothèques étrangères» et qui deviendra une encyclopédie en trois ou quatre livres. J’ai déjà terminé le 1er livre et je travaille actuellement sur la fin du 2e. En ce moment, avec la pandémie, c’est un projet qui est sur pause, jusqu’à ce qu’on puisse de nouveau voyager. 

Je mène ces recherches dans la grande géographie de la langue espagnole : partout en Amérique latine, en Espagne ainsi dans l’«Afrique espagnole», au nord du Maroc. J’ai visité tous les pays de langue espagnole, sauf le Venezuela – où je me suis retrouvé plusieurs fois à la frontière, sans entrer – et la République de la Guinée équatoriale – je n’ai jamais réussi à obtenir un visa, il y a beaucoup de problèmes d’espions à cause du pétrole et des diamants. Ce dernier pays constitue un cas singulier puisqu’il s’agit de la seule nation africaine complètement hispanophone. J’espère pouvoir y entrer bientôt. 

Je choisis des villes qui remplissent certains critères que j’ai développés au fur et à mesure: grandes et petites en même temps ; avec une bibliothèque publique centrale; avec une certaine vie culturelle. Je commence mes recherches dans les cafés, les clubs de lecture. Je cherche surtout à rencontrer des lectrices et des lecteurs ancrés dans cette réalité historique de la langue espagnole plutôt que des autrices et des auteurs, des livres ou des publications. Je demande aux personnes rencontrées de m’ouvrir leur bibliothèque personnelle. Cette encyclopédie s’élabore donc à partir des catalogues individuels, domestiques, intimes! 

BibliothèquesDans la ville de Granada, au Nicaragua, j’ai rencontré un guide touristique et tout de suite, nous étions mutuellement en confiance. Il m’a alors laissé entrer dans sa bibliothèque. Cette dernière était assez singulière, car elle avait été construite vers la fin des années 1970, c’est-à-dire dans les années précédant la révolution sandiniste au Nicaragua. Ces livres étaient à l’époque «interdits», car ils présentaient un contenu social, de gauche progressiste. Il y avait par exemple, en espagnol, «Les raisins de la colère» de Steinbeck ou «Germinal» d’Émile Zola! Le fait que sa femme et lui se faisaient des dédicaces lorsqu’il et elle s’offraient des livres m’a permis de voir les années où ces derniers étaient lus. C’était une espèce de bibliothèque interdite constellée de dédicaces et surtout, une bibliothèque lue avec beaucoup d’angoisse et beaucoup de tendresse.

À Lima, j’ai rencontré une femme d’environ 40 ans, qui était avocate et qui avait le goût de la photographie. C’était la première fois qu’une femme me laissait entrer dans sa bibliothèque ! Ces dernières trouvaient souvent louches mes propositions d’aller voir leur bibliothèque. Cette femme habitait dans un quartier bourgeois de Lima, en face de l’océan Pacifique. Elle venait de déménager et elle était encore dans le deuil de son papa, qui était mort un an auparavant. Elle avait hérité de toute la bibliothèque de son père, mais n’avait gardé avec elle que la sélection des livres qu’il aimait le plus – elle pouvait savoir lesquels il avait préférés par la quantité d’annotations dans les pages. Tel que les personnages d’Alexandre Puchkine le faisaient dans son roman «Eugène Onéguine», elle a eu la patience de regarder chaque livre hérité. Les autres, elle les a laissés chez sa mère. Grâce à elle, j’ai construit une réflexion sur la bibliothèque comme héritage, au sens propre, sans métaphore. Elle m’a montré «Pereira prétend» , un livre d’Antonio Tabucchi, un Italien ayant écrit beaucoup en portugais. Cela aborde les années de la dictature au Portugal. Dans son exemplaire, il y avait énormément d’annotations, d’une écriture serrée. 

À Buenos Aires, j’ai trouvé une bibliothèque d’aveugles : une maison d’édition en braille financée par l’État. Tout le personnel de cette maison est aveugle. Celui qui dirigeait le catalogue avait une histoire de lecture assez surprenante. Je suis entré pour la première fois le lundi d’une semaine et tous les jours, j’y retournais! Au-delà du livre que j’ai découvert là-bas – qui m’a été suggéré d’une façon détournée –, «Disgrâce» , de John Maxwell Coetzee, qui a reçu le prix Nobel de littérature en 2003, quelle magie y ai-je découvert? D’abord, cette maison n’avait aucun intérêt à conserver les livres. Il faut dire qu’une page en alphabet latin équivaut à quatre pages en braille, ce qui fait que chaque livre est immense. Puis, ce qui m’a beaucoup impressionné, c’est que le directeur du catalogue pouvait me dire qu’en ce moment, en braille espagnol, il y a 3380 livres traduits. Il pouvait mettre un chiffre sur le nombre de livres qu’il pourrait lire dans sa vie. Parmi les personnes voyantes, personne ne peut faire une estimation pareille, mais lui pouvait le dire avec précision. Il pouvait aussi dire que chaque année, on ajoute 8 ou 9 titres à ce catalogue. Quatre pour cent de l’humanité est aveugle; ce n’est pas un marché si intéressant, donc les traductions sont peu nombreuses. 

À partir de mes rencontres, j’ai commencé à élaborer une réflexion sur le sens du canon, sur le sens des textes obligatoires, sur le sens des textes accidentels – ce que j’aime mieux croire, puisque tout texte est une page accidentelle. Je demande à chaque lecteur et chaque lectrice que je rencontre de me parler de son livre fondamental, pour ne pas dire son livre préféré. Puis, je consacre à peu près un tiers de chaque chapitre à construire une critique littéraire à propos du titre partagé et comment il pourrait être lu dans le pays où il m’a été conseillé. Au cœur de ce travail, il y a la magie de toute la chaîne de coïncidences ayant mené à ces rencontres et à ces choix littéraires «accidentels». Je lis donc le roman enrichi de toutes les expériences de lecture du lecteur ou de la lectrice que j’ai découverte. Cette personne, par ses conseils, devient critique littéraire! Ce travail constitue donc une sorte d’anthologie de la littérature lue en espagnol, mais ce sont les hasards des rencontres qui ont déterminé les choix éditoriaux. Cette anthologie adopte le point de vue des lectrices et des lecteurs ainsi que de leur héritage de lecture.

AG-G: Mes recherches m’ont menée à Prague en octobre 2021. J’ai pu consulter les samizdats d’«Une trop bruyante solitude» ainsi que plusieurs autres. Cela a donné lieu à des moments très denses, quasi magiques. Je tenais à les voir, à les toucher, étant donné que mes recherches s’articulent autour de la matérialité de ces objets. Sur les lieux, j’ai aussi pu rencontrer plusieurs personnes, notamment dans le but de corroborer ce que je croyais avoir compris sur Hrabal et  «Une trop bruyante solitude». Là-bas, c’est un monument, Hrabal ! Tout le monde le connaît, l’a lu, il n’est pas seulement apprécié chez la communauté intellectuelle. Les Tchèques trouvaient souvent absurde que je m’intéresse à Hrabal sans pouvoir lire le tchèque, lui qui travaillait la langue d’une façon si particulière et amoureuse, avec des jeux de mots dont aucune traduction ne peut rendre compte. J’ai rencontré des gens très généreux, qui m’ont partagé leur rapport à cet auteur, à ses textes et aux samizdats. J’ai aussi rencontré, chez certaines personnes, cette idée que la culture tchèque n’intéressait que les Tchèques. Moi, je leur disais: «étant étrangère, je suis consciente que plusieurs références linguistiques et culturelles m’échappent, mais en contrepartie, j’amène un regard extérieur sur les choses». Je vois en effet Hrabal comme un auteur appartenant à la littérature mondiale. Je conçois le cas des samizdats tchécoslovaques comme étant un exemple exceptionnel pour la littérature, qui nous montre cette dernière dans toute sa complexité et sa versatilité. Pour moi, d’un point de vue littéraire, ce qui s’est passé là-bas est complètement passionnant! Les questions de censure, de ce qu’on dit, de ce qu’on ne dit pas, les stratégies d’adaptation pour que la littérature continue de circuler malgré tout constituent des exemples vraiment riches à étudier. Aujourd’hui, dans une société dite libre comme la nôtre, c’est important d’étudier des exemples semblables pour se rappeler de la valeur de la littérature. C’est peut-être dans les cas extrêmes qu’elle se révèle le plus. 

Par ailleurs, en dépit de la richesse des découvertes et des rencontres que j’ai eu la chance de faire au cours de ce séjour, j’ai éprouvé à plusieurs moments un sentiment d’imposteur. Je me demandais qui j’étais pour débarquer là-bas et traiter de ces questions. J’ai rencontré des géants et géantes du domaine, comme Jiří Gruntorád, le fondateur de la Libri Prohibiti, une bibliothèque qui conserve les samizdats à Prague. Ce monsieur a vécu toute la période communiste, il a été emprisonné, car il a été éditeur de samizdats – il dirigeait les éditions Popelnice, qui signifient «les éditions de la poubelle». Malgré mes connaissances somme toute limitées, et au-delà du sentiment d’absurdité, j’ai senti que plusieurs personnes étaient émues que je m’intéresse à cela, d’autant plus, peut-être, dans le contexte de la pandémie. En y repensant, je me suis dit que c’était peut-être l’un des buts de mon voyage, de montrer que le monde extérieur peut s’intéresser à leurs histoires. 

Samizdats PrilisJ’ai tout de suite été attirée par «Une trop bruyante solitude» pour le rapport que le texte présente au passé et à la mémoire. C’est le récit de quelqu’un qui détruit les livres et en même temps, qui les aime beaucoup. J’ai été attirée par ce paradoxe entre la conservation, la destruction et la création. 
J’ai mis beaucoup de temps à comprendre que la sphère de samizdats m’attirait aussi parce que j’y reconnaissais mon expérience avec les fanzines. Même si ces deux types d’autopublications prennent évidemment racine dans des contextes différents, ils ont toutefois en commun d’émerger en parallèle du réseau éditorial principal et d’être réalisés par des personnes passionnées. 

Ma vision de la littérature s’est forgée au sein de la sphère des fanzines. J’ai commencé à en fabriquer alors que j’étais au cégep, entourée de plusieurs collègues qui en faisaient aussi. Avant d’entrer à l’université, j’étais déjà en train d’écrire mes textes, de les produire, de les distribuer, de créer des spectacles-lancements qui rassemblaient une communauté autour de la fiction. À mon arrivée en lettres à l’université, en 2015, et aussi lors de la publication de mon roman «Saint-Jambe», en 2018, j’ai constaté que ce n’était pas tout le monde qui partageait ma version «empirique» de la littérature. La façon dont certaines personnes parlaient de la littérature à l’université – et cela n’a été qu’amplifié avec la publication de mon roman –la faisait passer pour désincarnée, détachée de son contexte.
Par ailleurs, j’ai aussi beaucoup appris lors de mon passage à l’université : j’y ai développé l’esprit critique et le recul pour conceptualiser ce que je suis en train d’énoncer. Mais je reconnais également, depuis ma posture de quasi-détentrice d’une maîtrise, que le fanzine a été pour moi une école très importante pour apprendre la littérature. Ce médium porte des textes qui se situent plutôt dans les marges, ce qui constitue une sorte de « contrepoint » à un système éditorial qui peut être homogénéisant. Il y a aussi moins de distinction entre autrices et auteurs professionnels et non-professionnels, puisque n’importe qui qui le souhaite peut faire un fanzine. J’ai pu constater, par exemple, que donner un fanzine à quelqu’un, ce n’est pas du tout comme donner un livre à quelqu’un : plusieurs personnes qui peuvent être intimidées par des livres ne le sont pas par des fanzines, qui ressemblent à des brochures. Ces objets étant entourés de moins de prestige symbolique, ils sont plus faciles d’accès. Ces réflexions pointent vers l’hypothèse, souvent évoquée ces dernières années dans ces champs, qu’il émergerait, à côté des réseaux éditoriaux standards des sociétés lettrés, de petites publications – clandestines ou pas – qui complexifient l’idée que l’on se fait de la littérature.

Quoi qu’il en soit, ces modes de production littéraire donnent au lectorat un rôle assez actif. Dans le samizdat, il y a l’idée que les lecteurs et lectrices sont amenés à recopier les textes qu’ils et elles apprécient, à eux-mêmes les distribuer, etc. Le cas tchécoslovaqueSamizdats Bohumil est un peu particulier, car très rapidement, les gens se sont constitués en « maisons d’édition clandestines » et alors il y a eu une sorte de spécialisation qui s’est opérée. Dans d’autres incarnations du samizdat, comme en Russie, chaque personne joue le rôle de copiste, d’éditeur et d'éditrice et même de critique – puisque c’est chaque individu qui atteste de la fiabilité littéraire d’un texte, contrairement à un système éditorial standard où ce rôle est plutôt joué par des gens assez hauts dans la hiérarchie, comme les éditrices et les éditeurs, les académiciens et les académiciennes, etc. Du côté du fanzine, il y a quelque chose d’un peu comparable : chaque personne peut créer son fanzine, son petit réseau, etc. C’est plus actif que dans une maison d’édition standard où les rôles sont plus établis. Dans les grands systèmes éditoriaux – que ce soit en littérature ou dans d’autres sphères de productions culturelles –c’est beaucoup une vision du haut vers le bas qui prévaut : inonder le marché et les gens vont recevoir massivement la même chose. Dans le cas de ces publications alternatives, on est à beaucoup plus petite échelle. Il y a aussi la philosophie du Do it yourself : je fais moi-même et en agissant, j’invite les autres à agir de même.

JVdeL: Oui, il y a une invitation à rester dans le concret, la matérialité. Le livre devient donc lui-même un message. Il serait également intéressant d’avoir une vision d’ensemble, une vision mondiale, pour mettre en perspective ces différents îlots que constituent ces autopublications en marge des réseaux d’édition standards. Y a-t-il une corrélation entre le niveau d’industrialisation d’une société et ce type de phénomène ? Ce serait intéressant d’analyser ces autopublications comme parenthèses qui ouvrent ou qui ferment l’institutionnalisation d’un réseau éditorial. 

Quel lien faites-vous entre votre travail d’artiste, d'écrivain, écrivaine et de chercheur et chercheure? 

JVdeL: Je ne vois pas une différence réelle entre un prof de lettres et un écrivain. Je crois que c’est une grande erreur de croire que l’écrivain peut seulement enseigner à écrire. De la même façon, ce serait une erreur de croire qu’un prof de littérature n’est pas là aussi pour stimuler la relation au langage. N’y a-t-il pas une part de sensible, d’imagination, de création, dans notre travail? Je me méfie d’une vision trop compartimentée de la littérature; lire et écrire sont deux exercices qui s’entremêlent intimement. Pourquoi pas penser qu’une bonne critique littéraire, c’est une critique qui ose imaginer la lecture d’un livre autrement ? C’est déjà un acte de création! Peut-être est-ce aussi mon héritage hispanophone qui parle, car en espagnol, l’essai – avec sa quête d’intelligence sensible et émotionnelle – est un genre à part entière, au même titre que la poésie ou le roman. 
Je crois que l’étude, la lecture, l’analyse disciplinée m’ont fourni beaucoup d’éléments, surtout au niveau du langage, pour dire des choses que je voulais dire. Je me suis nourri de tous les côtés possibles. Mais ma relation personnelle avec le langage veut toujours retourner à la littérature pour imaginer les façons de lire et d’habiter un livre.

AG-G: Je trouve cela très riche ce que vous proposez. J’ai pu l’expérimenter moi-même dès mon arrivée à la maîtrise. Dans le cours de méthodologie et ailleurs, mes collègues pensaient souvent que j’étais en création, et je leur répétais que non, que j’étais en recherche. Je crois que puisque j’avais fait paraître un roman, il était évident, pour eux et elles, que j’étudiais en création. Je n’ai jamais voulu, mais peut-être était-ce une erreur, poursuivre ma création à l’université parce que comme la création est pour moi tellement intime, tellement personnelle, je n’avais pas envie de la soumettre aux contraintes académiques. J’ai trouvé beaucoup de richesse à me consacrer à la recherche dans le cadre de mon passage à l’université. Lorsque j’y repense aujourd’hui, la réaction de mes collègues autant que la mienne – me «défendre» d’être en création - me surprennent. Je réévalue aussi la chose à la lumière de notre conversation d’aujourd’hui. Pourquoi y aurait-il, en effet une coupure si nette entre la création et la recherche? Par exemple, les recherches que j’ai menées sur Hrabal m’ont tellement nourrie du point de vue de la création, c’est inestimable ! Je le vois un peu comme n’importe quelle recherche que l’on pourrait entreprendre pour créer, c’est-à-dire que cela constitue pour moi un ressourcement. Lorsque je lis sur Hrabal, sur la censure ou sur les samizdats, je suis en train, au fond, d’enrichir mon regard, de mieux comprendre le monde, d’accéder à une complexité qui est parfois inaccessible dans la solitude de la création. Lorsque l’on s’intéresse au cas de quelqu’un d’autre, on plonge avec beaucoup de sérieux dans une autre expérience. Pour moi, c’est surtout cela qui est important, c’est d’ailleurs ce que je recherche à l’université: découvrir autre chose, m’ouvrir. 

Quels liens voyez-vous entre communautés et recherche? 

JVdeL: J’aimerais avoir une vision interdisciplinaire dans le travail – j’aime l’image des fertilisations croisées. Il est prouvé que dans la recherche académique et dans la recherche en général, lorsque différents corps de métier se mettent ensemble, la recherche produit de meilleurs résultats. Le partage de différents points de vue et perspectives sur une chose est central, même transcendantal dans ce type de travail. Je pense que dans nos disciplines, un travail mené de façon communautaire peut nous aider à triompher sur cette violence rationnelle qui consiste à découper les réalités humaines en cases isolées. On sait que la réalité ne fonctionne pas comme ça. Par exemple, il y a eu un temps où les textes littéraires étaient aussi des textes scientifiques. 

AG-G: Je suis d’accord avec vous. C’est étonnant parfois, à quel point on peut se sentir seule dans notre recherche. C’est peut-être à l’occasion de ces moments de solitude que l’on réalise à quel point les communautés autour de nous sont essentielles. Dans le cas du mémoire que je viens de terminer, la communauté m’est apparue comme une composante fondamentale. Les 2 séminaires dans lesquels j’ai été accueillie – virtuellement – à Toronto et à Paris étaient d’une richesse inestimable. J’y ai trouvé une communauté de gens qui étudiaient les samizdats: j’y ai beaucoup appris, en termes de conceptualisation, de renseignements, de sources, etc. J’ai aussi eu des échanges, des discussions, ce qui nourrit la recherche et fait du bien, disons-le, au milieu de toute cette solitude! J’en viens à penser qu’il est assez difficile de faire quelque chose toute seule: il faut cultiver et chérir l’existence des communautés! Qu’elles soient de pensée ou en chair et en os. Par exemple, lorsque j’ai lu «La bibliographie et la sociologie des textes», de Donald Francis McKenzie, cela m’a libérée! Il mettait en mots et validait des pensées et réflexions que j’avais eues sans oser les avancer dans mon texte, puisque je ne savais pas qui citer sur la question. 

JVdeL: Peut-être la chercheure et le chercheur sont-ils, paradoxalement, à la recherche constante de coïncidences. Et peut-être le milieu académique a-t-il pour fonction – entre autres – de rendre plus propices ces dernières.