Entrevue avec Alban Baudou et Félix Charron-Ducharme

*Cette entrevue s'inscrit dans une série, à suivre par discipline. 

 

Qu'est-ce qui mène aux études supérieures?

Alban Baudou, professeur titulaire au Département de littérature, théâtre et cinéma, et Félix Charron-Ducharme, doctorant en études anciennes, en cotutelle avec l’Université de Strasbourg, nous communiquent, à travers quelques questions sur leur domaine d’études ainsi que sur leur pratique de la recherche, leur passion pour les auteurs latins de l’Antiquité.

Alban%20et%20F%C3%A9lix%202.jpgLe Département de littérature, théâtre et cinéma vous propose des portraits de professeurs et professeures et d’étudiants et d'étudiantes; ils nous parlent de leurs recherches et de leurs passions, avec, en prime, quelques suggestions de lectures pour les beaux jours.  Des propos recueillis par Camille Beaudet, étudiante à la maîtrise en études littéraires. 

Entrevue

Quel est le champ de recherche ainsi que le domaine plus précis dans lesquels vous travaillez ?

M. Charron-Ducharme: À la maîtrise, j’ai traduit un auteur satirique latin, Perse. C’est un auteur très subversif, qui fait appel à d’autres textes littéraires, par un jeu savant et complexe d’intertextualité, mais aussi de critique littéraire et d’autoréflexion. On attribue souvent cette complexité à la littérature moderne, mais on peut aussi la retrouver dans des textes anciens. Comme j’avais remarqué que les traductions, pour la plupart savantes, ne permettaient pas au large public d’entrer dans le texte, j’ai voulu par mon mémoire communiquer ce que j’y avais trouvé intéressant. Bien sûr, on peut en faire une infinité d’interprétations, mais si on peut rendre par la traduction son caractère agréable et amusant ainsi que la diversité des mots et des images utilisés, pour l’inscrire un peu dans la modernité, c’est bien! L’idée, c'est de le rendre pertinent pour les lecteurs, sinon il reste sur une tablette sans jamais être lu.

Puis, par le biais de cette recherche sur un auteur latin précis, je me suis intéressé à d’autres champs de la littérature ancienne, dont les images littéraires du corps et de la nourriture, ainsi que les transformations métaphoriques qui sont opérées, en même temps, dans le corps des personnages et le texte lui-même. Cela m’a amené fréquemment à lire des passages sur la théorie littéraire moderne du grotesque, qui n’avait pas été jusqu’à maintenant appliquée aux textes de l’Antiquité. J’ai vu dans ce filon le potentiel d’enrichir le grotesque comme conception et théorie littéraire, mais aussi notre compréhension des textes littéraires anciens. Pour ma préparation à l’examen doctoral, j’ai passé en revue ce qui s’était écrit de théorique sur le grotesque, toutes époques confondues, et avec cette base théorique, je revisite maintenant mon corpus entier; je le catégorise, j’identifie et regroupe des passages en prévision de l’écriture, mais je ne suis pas encore prêt à formuler une potentielle hypothèse.

M. Baudou: Actuellement, je travaille sur un commentaire de Virgile; j’ai fait ma thèse sur les annalistes et historiens de la République, datant du 2e siècle av. J.-C. Ce sont des auteurs dont on a perdu les œuvres, mais qui sont cités par d’autres auteurs, commentateurs ou grammairiens, en raison du fond ou de la forme de leur œuvre. Ces fragments sont de sens et de longueur extrêmement divers, et c’est comme cela que j’ai été amené à connaître Servius, un grammairien du 4e siècle ap. J.-C. ayant commenté l’ensemble de l’œuvre de Virgile (Bucoliques, Géorgiques, Énéide, etc.). Ce qui est intéressant avec cet auteur, c’est qu’il essaye, 400 ans après Virgile, d’expliquer ce qu’il faut comprendre de ses textes et de leur forme; ses remarques peuvent être stylistiques, politiques, géographiques, historiques, militaires, sociales ou religieuses. L’aspect pluridisciplinaire de son commentaire n’est pas sans rappeler celui des études anciennes, et donne une vision «historico-littéraire» de la poésie de l’époque classique. Ce qui m’intéresse, c’est la largeur de vue qu’on retrouve chez Servius, ainsi que la conception antique de la littérature, de la poésie et de l’enseignement que son texte transmet. Le projet de recherche auquel je participe se penche sur le «mythenseignement», soit l’utilisation des textes latins portant sur la mythologie aux fins de l’enseignement de valeurs morales et littéraires. C’est une recherche qui nous semble pertinente, parce qu’elle nous amène forcément à réfléchir sur notre propre fonction d’enseignante ou d’enseignant. Bien que les valeurs antiques ne soient pas nécessairement les nôtres, ces textes nous permettent de penser la place de l’enseignement civique et moral dans l’éducation actuelle. En enseignant, on tente aussi de former des citoyens, alors il faut réfléchir à ce qu’on va leur dire!

Pourriez-vous identifier un moment marquant ou une lecture déterminante qui vous a amenés à étudier les auteurs latins?

M. Charron-Ducharme: Au cégep, j’ai étudié en Histoire et civilisation. Puis, j’ai commencé le baccalauréat en études anciennes en raison d’une curiosité pour le latin et les langues anciennes; j’avais toujours eu le rêve d’apprendre le latin, et en ce sens, je croyais que j’aimerais davantage l’archéologie ou l’histoire. Or, je me suis rendu compte que ce qui me passionnait le plus dans les textes anciens, c'était l’aspect littéraire; en lisant les auteurs anciens, on gagne une proximité avec eux, ce qui permet un accès à leurs mots et à leurs pensées. De plus, les auteurs latins m’ont toujours beaucoup fait rire, ce qui m’a stimulé et m’a donné envie d’en lire davantage.

Le texte que j’ai préféré au baccalauréat a été les Métamorphoses d’Ovide, qui constituent un enchaînement de centaines de petits portraits et d’histoires. C’est très riche et agréable à lire, et sans que ce soit drôle, le contexte culturel de l’époque, imbriqué avec la mythologie, crée des situations extrêmes et exagérées à nos yeux; on réussit donc à s’en amuser et à tirer du plaisir de chaque histoire qu’on lit.

M. Baudou: Comme j’ai commencé le latin et le grec ancien lorsque j’avais 12 ans, les auteurs anciens ont accompagné toute ma scolarité. De plus, ma mère était latiniste et helléniste, elle a donc été une source d’inspiration. D’une part, il y avait la Méditerranée: comme j’habitais à Marseille, une ville grecque de plus de 2600 ans d’histoire, je me sentais attaché à la culture gréco-latine. D’autre part, la philosophie grecque a joué un rôle important: lorsque j’ai pu commencer à traduire des textes grecs, le personnage de Socrate m’apparaissait comme un modèle de citoyen et de professeur. Enfin, plusieurs œuvres ont participé à cette découverte d’un monde différent, monde géographique mais aussi intellectuel. En plus de la question de la langue, je prenais plaisir à rendre l’esprit d’un texte, afin qu’il devienne intelligible pour nos contemporains; c’est une sorte de défi intellectuel.

Au-delà du domaine dans lequel vous étudiez, qu’aimez-vous de la recherche? Comment lui faites-vous une place dans votre horaire, qui peut parfois être chargé?

M. Charron-Ducharme: De mon côté, cela dépend si la recherche est financée ou non. Depuis que j’ai commencé mon doctorat, j’ai une bourse d’études et cela me permet de me consacrer entièrement à ma recherche; j’ai un horaire régulier et j’en fais une quantité raisonnable chaque jour, tout en m’allouant du temps pour réfléchir en faisant autre chose, comme de la marche ou du vélo. Bien sûr, il est difficile de mener un projet à long terme et de le voir avancer lentement, mais c’est vraiment une chance de pouvoir consacrer tout notre temps à quelque chose qui nous intéresse vraiment. Habituellement, j’ai un échéancier et je divise le travail à accomplir par tâches factuelles, ce qui me permet d’arriver dans les délais. Également, des événements sociaux à l’université ponctuent normalement les périodes de recherche, ce qui la rend plus aisée.

M. Baudou: Puisque l’enseignement et l’administration occupent la majorité de nos sessions d’automne et d’hiver, c’est essentiellement durant la session d’été que je fais de la recherche, qui demande temps et réflexion. Ce qui me semble le plus enrichissant et pertinent d’un point de vue personnel, c’est l’apprentissage – on apprend énormément par la recherche – ainsi que l’idée d’arriver à mener un objet de recherche à son terme, pour en faire un objet de diffusion scientifique dont on est satisfait. C’est une réalisation à la fois intellectuellement et esthétiquement satisfaisante, car c’est un travail sur le fond et la forme. Par exemple, pour un article que j’ai rédigé sur le mythe de Mélissa, j’ai eu à faire des recherches sur la conception du miel, des abeilles et de leur société dans l’Antiquité et au Moyen Âge, ce qui m’a beaucoup appris: en ce sens, l’enrichissement que la recherche amène me semble particulièrement réjouissant et stimulant.

Enfin, y a-t-il une œuvre que vous conseilleriez à un étudiant ou une étudiante du 1er cycle pour lui faire découvrir votre domaine?

M. Baudou: Si c’est en latin, je proposerais de lire les élégiaques du 1er siècle av. J.-C., ou encore Catulle: bien sûr, c’est grossier et cela peut choquer, mais il y a une grande beauté dans ses textes. En grec, on peut lire Aristophane; c’est beau et drôle, tant qu’on trouve un traducteur qui l’ait traduit correctement et ne l’ait pas censuré! Sinon, les romans latins, comme L’Âne d’or (Les Métamorphoses) d’Apulée, peuvent être d’un grand intérêt pour s’initier à la littérature latine.

M. Charron-Ducharme: Effectivement, je pensais aussi à L’Âne d’or, un des rares romans latins qui nous fournissent une trame narrative dans laquelle nous pouvons nous retrouver; les personnages et l’action nous permettent de nous plonger dans un monde romain rempli de situations truculentes et de détails savoureux, et c’est assez facile à lire. De plus, il y a les œuvres de Lucien de Samosate, qui peuvent nous initier au monde antique grec par le rire.