LES MUSÉES (ET COLLECTIONS) UNIVERSITAIRES AU QUÉBEC, QUEL AVENIR ?

Lors de la fondation de l’université Laval en 1852, les musées se trouvent au cœur de la mission pédagogique (d’abord scientifique) de l’institution. On en dénombre pas moins de huit, tous mis à la disposition des professeurs et des étudiants ; à partir de 1870, ils sont même ouverts au grand public. Or, l’intérêt dévolu à ces collections n’est plus aujourd’hui l’ombre de ce qu’il était. La pédagogie par l’objet est-elle un mode d’enseignement tellement suranné qu’il ne vaut pas la peine de le faire revivre ? Et pourtant, depuis plus d’une décennie, on observe à travers le monde la création de nombreux musées universitaires. Un tel développement tarde à venir au Québec. L’étude des artefacts doit retrouver une place de choix parmi l’hégémonie du papier et, de plus en plus, celle du numérique. En réalité, peu d’outils pédagogiques permettent un dialogue franchement interdisciplinaire : le moindre objet ouvre une fenêtre sur l’étude scientifique de sa composition matérielle, sur son design et son influence artistique, sur son utilisation culturelle, sur sa signification sociale et historique, sur le savoir-faire artisanal (ou industriel) de sa fabrication, etc. Le champ muséal n’est-il pas le plus approprié pour ainsi décloisonner les disciplines académiques, pour abattre les murs frontaliers arbitrairement disposés entre science, histoire, art et société ? Soyons audacieux : pourquoi ne pas positionner la muséologie au cœur des humanités enseignées au XXIe siècle ?

Le programme complet se trouve ici

Courte SYNTHÈSE rédigée pour le colloque intitulée Frontières et dialogues interdisciplinaires des patrimoines, dans le cadre du Congrès de l’ACFAS, UQO, 28-29 mai 2019.

On m’a confié la tâche difficile (voire hasardeuse) de faire la synthèse d’un colloque fécond (18 communications ; 2 tables rondes et l’État des lieux du Répuq), inspiré d’une thématique ancrée dans une réalité quotidienne qu’il nous est impossible d’esquiver. Qu’on le veuille ou non, nos vies sont régimentées par des frontières, des limites et des délimitations, des extrêmes et des finitudes de toutes sortes.

Quand on pense au concept de « frontière », on l’associe d’abord à la géopolitique internationale, aux conflits armés, à la montée de la droite et du nationalisme (America First), aux guerres commerciales (nationales et internationales) ou encore aux crises migratoires. On pense, entre autres, à la crise des migrants en Europe et au mur de Trump à la frontière sud des États-Unis ; au Brexit et aux élections européennes d’il y a quelques jours, qui démontrent une tendance ou un mouvement anti-Europe qui ne s’essouffle pas ; au conflit meurtrier à la frontière de l’Ukraine et de la Russie (et à la reprise de la Crimée) ; à l’exportation de l’électricité du Québec aux États-Unis et au refus d’importer par oléoduc le « pétrole sale » de l’Alberta dans la Belle Province, etc. etc. Les exemples sont innombrables. D’un autre côté, on considère l’Internet comme une zone « sans frontières », où les limites géographiques, politiques et culturelles n’ont pas vraiment de prise. Notre identité n’est plus circonscrite au noyau familial, à notre communauté immédiate ; nos vies sont plutôt dévoilées au grand jour, nos données personnelles exploitées par des monstres commerciaux qui, malgré les efforts (parfois concertés) des gouvernements, possèdent des emprises tentaculaires et hégémoniques sur l’économie et la société civile. Notre mode vie est entrelacé de divertissement numérique et de « fake news » ; paradoxalement, bien que cyberespace soit sans bornes, nos frontières sociales, culturelles et émotives individuelles se limitent souvent, trop souvent même, à notre téléphone…

Comment le patrimoine peut-il être source de dialogue dans de telles conditions ? Voilà la question qui nous est posée dans ce colloque, riche en perspectives et en études de cas. On cherche à déterminer, à localiser les limites du patrimoine ; quel est son potentiel pour le dialogue interdisciplinaire, interculturel et intergénérationnel ? Comment, en effet, cohabite la pluralité des patrimoines politique, culturelle, linguistique et historique ? Que signifie l’intégration dans nos programmes universitaires et dans notre participation citoyenne du développement durable, du patrimoine naturel et paysager ? Comment aborder les enjeux et problématiques des changements climatiques, menaces importantes au patrimoine à travers le monde ? Entre musées, galeries, archives, bibliothèques, centres d’interprétation, maisons de la culture, organismes communautaires et gouvernementaux, à quels collaborations, engagements, morcellements, frictions et fractionnements peut-on s’attendre—doit-on s’attendre ? La pratique du patrimoine, nous rappellent les organisateurs du colloque, a besoin de « connaître ses limites articulées dans sa définition et ses réglementations ». Le patrimoine peut se définir comme un écosystème, ou devrait-on plutôt dire DES écosystèmes ? On se rend compte à l’écoute des communications que les enjeux et les défis du patrimoine varient en fonction de l’échelon où se retrouve les acteurs : on parle du patrimoine mondial (enjeux internationaux), du patrimoine national, du patrimoine régional (que cela soit l’Est-du-Québec ou l’Outaouais), le patrimoine municipal et le patrimoine de quartier. On pourrait même atomiser cette notion à l’échelle de la famille et de l’individu. À chaque échelle se découvre donc un écosystème différent avec ses propres règles, ses lois et règlements, ses acteurs, promoteurs et détracteurs. Les frontières qui balisent ces échelons sont parfois visibles et bien délimitées ; parfois invisibles et difficiles à cerner ; mais, dans chacun des cas, en constante mouvance. Les frontières du patrimoine ne sont pas statiques, elles bougent constamment, échappent à notre attention, se manifestent lors de crises et, malgré nos efforts récurrents de synthèse, évoluent avec le temps. Le patrimoine d’hier n’est pas celui d’aujourd’hui et ne sera pas celui de demain. En fait, les frontières du patrimoine sont continuellement repoussées, elles cherchent à s’élargir plutôt qu’à se rétrécir, à se dilater plutôt qu’à circonscrire.

À la lumière des différentes politiques culturelles au Québec au cours des dernières décennies, on s’aperçoit que l’engagement citoyen prend son essor d’abord et avant tout sur la scène municipale. Le patrimoine marque au fer rouge l’identité d’une localité, c’est un élément fondamental de la vitalité du territoire. On s’identifie avant tout à sa communauté immédiate (sociale ou culturelle), ensuite à sa région et à sa nation. Le citoyen souhaite de plus en plus être un participant actif, trouver une façon de vivre ensemble. Le citoyen du 21e siècle veut faire partie de la prise de décision des projets qui peuvent améliorer son environnement, ou encore contester ceux qui peuvent mettre en danger son milieu et son mode de vie. Il est de moins en moins possible d’évoquer LE patrimoine, notion qui serait portée par seulement quelques spécialistes et bureaucrates de carrière. Les frontières professionnelles se brouillent, s’effacent parfois lorsque les citoyens prennent les choses en main et décident ce qui est important pour eux. Il faut voir dans notre nouvelle réalité une pluralité de discours sur le patrimoine : un discours identitaire et/ou multiculturel, un discours générationnel, un discours légal, un discours universitaire, un discours opérationnel. Le patrimoine est un dispositif qui rapproche le citoyen de son histoire, de ses pratiques culturelles et cultuelles. Autour d’un projet rassembleur (restauration d’une église, création du Guggenheim de Bilbao), c’est tout un territoire qui peut sentir les bienfaits d’une patrimonialisation réussie. J’aime cette triple notion de concertation-valorisation-empowerment : c’est ensemble que l’on identifie des territoires de convergence bénéfique à toute une population. Le patrimoine est et restera une responsabilité collective partagée : il demande une action citoyenne et une intervention gouvernementale ; une vigilance citoyenne et un cadre législatif favorable et bienveillant.

Cela dit, la valeur du patrimoine est-elle arbitraire ? Il ne semble pas exister de valeur intrinsèque aux objets patrimoniaux ; le patrimoine ne respecte pas une logique quantitative. Si c’était le cas, le partage des savoirs et des ressources se ferait peut-être plus facilement et plus égalitairement. Pour reprendre la métaphore lancée hier, certains intervenants en patrimoine ne se sentiraient pas dans une chaloupe à ramer à la sueur de leurs fronts afin de maintenir le cap, cependant que les paquebots de la culture produisent les vagues et déterminent les savoir-faire… Le gigantisme de certaines institutions muséales donne le vertige… Le patrimoine dépend de causes et d’agents qui lui sont trop souvent complètement étrangers, tels que l’économie, la politique, la soi-disant Culture (avec un grand C), la localisation géographique, etc. Tout est régi par des protocoles, des règlements légaux, des lois municipales, provinciales, fédérales, internationales. Même le numérique, soi-disant sans frontière, dérange les assises du concept de droit d’auteur par un manque de jurisprudence et un flou juridique que les institutions muséales ont peine à déterminer, à mettre en place et à appliquer. Le politique, surtout, utilise le patrimoine à son bon vouloir, souvent pour faire avancer les causes qu’il défend. Comment interpréter autrement le changement de nom du Musée des civilisations à celui de Musée canadien de l’histoire sous l’ancien gouvernement Harper ? Comment « les civilisations », aux sources du Canada, sont-elles devenues strictement canadian ? Simple translation sémantique ou volonté d’une plus grande affirmation nationale ? Qui visait-on par cette nouvelle appellation ? Il ne faut pas perdre de vue et passer sous silence les dérives possibles engendrer sur le dos du patrimoine. Le rapport explosif commandé par Emmanuel Macron, rédigé par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, tente de redresser une situation aujourd’hui intenable. La restitution de milliers d’objets africains à leur communauté d’origine causera certes d’énormes maux de tête, mais est-il encore possible de défendre la sauvegarde de ce patrimoine spolié dans les collections européennes ? Il ne s’agit pas ici d’un discours d’une élite universitaire de gauche qui spécule sur l’avenir de collections patrimoniales. S’il y a bien une chose qui ressort de nos discussions depuis deux jours, c’est l’importance du patrimoine pour la formation identitaire citoyenne. Quand on évoque que 90 à 95 % du patrimoine de l’Afrique subsaharienne se retrouve dans les réserves des musées européens, comment est-il possible de s’identifier à sa propre culture sans celui-ci ? Si l’Outaouais est en droit de revendiquer son musée régional pour la sauvegarde du patrimoine et pour l’affirmation de son identité, l’Afrique n’est-elle pas en droit de récupérer ce qui lui a été volé afin de retrouver ses racines historiques et culturelles ?

À l’échelle provinciale, le Réseau du patrimoine de l’UQ, en pleine gestation, propose de faire un état des lieux des patrimoines au Québec, un travail d’envergure qui permettra de dresser un constat nécessaire et générer une mobilisation universitaire, sociale et, espérons-le, gouvernementale afin d’identifier et favoriser la création de mécanismes de sauvegarde en fonction d’un cadre législatif souvent labyrinthique et rébarbatif. Le Répuq regroupe des forces vives universitaires qui permettront de faire avancer la recherche à l’échelle nationale. Étant donné la multiformité du patrimoine, entre le subjectif, le rationnel et l’émotion, le défi sera grand pour générer un tout cohérent qui rendra justice à un concept aussi vaste et fertile. Je n’en dirai pas plus ici, la discussion est fraîchement à notre mémoire.

Source de discorde, source de dialogue, la frontière représente un diviseur absolu ou la promesse de richesses futures, un encouragement à se dépasser : Space, the final frontier pour reprendre les premières paroles de tous les génériques de Star Trek. Nous avons constaté ces deux derniers jours que LE patrimoine n’est pas d’une nature absolue, n’est pas un concept réducteur, fermé et stable. Bien au contraire, le patrimoine (et l’action patrimoniale) est investi d’une force fédératrice, rassembleuse ; malgré ses frontières en continuelle mouvance (où commence, où se termine le patrimoine) et ses conventions multidisciplinaires nombreuses, le patrimoine permet les échanges interdisciplinaires et les négociations à toutes les échelles et dans tous les secteurs de la société et de la culture. Le patrimoine surtout se vit, son appropriation est au cœur des actions citoyennes. Il vaut souvent mieux se l’approprier que l’auréoler : la reconnaissance par les instances gouvernementales (provinciales, nationales, internationales) n’est pas une panacée et garante de sa sauvegarde. Pour le défendre, il faut l’intégrer à son milieu de vie, à ses habitudes sociales et culturelles.

En somme, une fois de plus, on s’aperçoit que l’étude du patrimoine a un bel avenir devant lui ! Continuons d’en parler, de l’étudier, de le défendre et de le vivre à plein. Merci.

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Date
Heure
8h30-17h00
Lieu
Université du Québec en Outaouais